À travers trois exemples qu’il nomme « microhistoires », Filippo De Pieri, professeur d’histoire de l’architecture à Politecnico di Torino, propose une autre manière de regarder l’accélération urbaine à partir des années 1950. Un croisement entre les échelles d’analyse : la grande – nationale, globale, mondiale – et la petite, celle de l’objet, du quartier, du site. « Un mouvement de pensée entre le général et le particulier » souligne-t-il, dans le cadre du colloque Accélérations urbaines des 9-10 octobre 2025 à l’ENSAS.Explorer le monde à travers le prisme d’un détail, pour mieux éclairer l’ensemble, c’est l’approche de la microhistoire, ce courant d’historiographie né en Italie dans les années 1970. Elle consiste à étudier un objet d’histoire à très petite échelle (une personne, un village, un procès…) afin de comprendre des phénomènes sociaux, culturels ou politiques plus larges. L’idée est de faire émerger, à partir du particulier, des mécanismes généraux.Filippo De Pieri transpose cette approche à l’histoire de l’architecture avec trois microhistoires issues de ses recherches : une statue de sphinx au cœur d’un rond-point, un quartier d’habitation des années 1950 et l’aménagement d’un plan d’eau. Deux se situent à Turin. « Il s’agit de traverser les échelles d’analyse en commençant par la plus proche » amorce le chercheur. « En combinaison avec d’autres approches, la microhistoire offre une lecture fine des rationalités et des pratiques des acteurs, et fait apparaître des récits non linéaires, parfois ambiguës ou contradictoires. »Le Sphinx, histoire des mémoires urbaines En 2006, la statue d’un sphinx a été placée au milieu d’un rond-point à l’occasion des Jeux Olympiques pour promouvoir le musée des antiquités égyptiennes. Avec la fresque de la gare, cette réplique d’une pièce du musée est la seule mémoire de cet évènement dans la ville. Réalisée en matière plastique avec les techniques de l’industrie automobile, elle révèle les liens des dirigeants du musée avec les industriels locaux. « Autrement dit, cet objet reflète davantage la mémoire de la croissance industrielle que celle des collections orientales acquises au 19e siècle » analyse-t-il.
Sphinx, photo de Michele d’Ottavio
« Le village », histoire de l’habitat des classes moyennes Construit à la fin des années 1950 en périphérie d’une ville moyenne, ce quartier fait partie du programme italien de logements sociaux Ina-casa. Les architectes se sont organisés en coopérative, les habitants également. « Dans l’Italie d’après-guerre, elles étaient un instrument-clé d’accès à la (co)propriété » précise le chercheur. Le village conciliait le confort moderne de l’habitat et une vision communautaire et ouverte sur le territoire, issue du catholicisme social. Mais les promoteurs taisaient cette dimension religieuse dans les revues d’architecture et aux municipalités pour favoriser la diffusion du modèle. « Cette approche micro permet de lire la pluralité des logiques des acteurs et ouvre à une étude plus vaste et nuancée des dimensions technique, politique et sociale dans la construction du territoire » dit-il.
Villaggio della Nebbiara, Archives Osvaldo Piacentini; Reggio Emilia
Le plan d’eau naturalisé, histoire environnementale de l’architecture Falchera et Fachera Nuova sont deux quartiers construits en périphérie de Turin dans les années 50 et 70. A proximité, le terrain creusé pour leur édification a été transformé en parc avec un agréable plan d’eau inauguré en 2020, après vingt ans de dialogue entre associations et municipalité. Le terrain avait été acheté dans les années 1960 par un grand groupe immobilier pour y construire une ville satellite. Le projet n’a pas abouti, mais les conflits entre acteurs durant 20 ans ont, paradoxalement, préservé cette zone de l’urbanisation. Cette microhistoire évoque la naturalisation des métropoles, les dynamiques à l’œuvre entre conflit, spéculation foncière, réappropriation des territoires.L’historien ambitionne ainsi de « construire une stratégie de recherche qui permette d’entrevoir le général dans le particulier, et inversement. L’idée est de construire progressivement une compréhension générale de l’histoire urbaine à partir d’explorations successives ».
Laghetti di Falchera, photo Filippo de Pieri
Par Stéphanie Robert
Filippo De Pieri est professeur d’histoire de l’architecture à Politecnico di Torino. Ses recherches portent sur l’histoire de l’urbanisme, des transformations urbaines du 19 au 20e siècle, du logement collectif et l’histoire environnementale de l’architecture.(Re)voir la conférence de Filipo De Pieri, « Les microhistoires de la grande accélération sont-elles possibles ? Une expérience » : https://www.youtube.com/watch?v=tS08DgJ3ah0En savoir plus sur le colloque « Accélérations urbaines » : Https://www.strasbourg.archi.fr/culture/actualit%C3%A9s/accelerations-urbaines-colloque-international